TOUT CE QUI COULE N’EST PAS DE L’EAU
Sèrgi Javaloyès
Une goutte de trop, et notre vase pleure. Nous ne le supportons pas. Parfois, de colère, nous le brisons pour de bon et, ainsi, nous renversons son eau précieuse. Et comment nous désaltérer quand la canicule nous accable, et nous assèche le corps et l’âme ? En voyant toute cette eau gaspillée, nous nous rendons compte que nous avons perdu quelque chose de majeur, d’essentiel. Quand nous regardons l’Océan, nous nous disons « que nous sommes des gouttes parmi des milliards d’autres, uniques et semblables, dans le règne effrayant de l’immensité océanique ».
Peut-être sommes-nous gouttes et Océan en même temps ? Ne sommes-nous pas nés d’une autre mer, la mer petite et chaude de notre mère ? Nous y nageons au rythme de ses jours et de ses nuits, de ses joies et de ses peines. Nous y grandissons, à l’abri de toutes les tempêtes à venir que la vie nous promet. Soudain, la perte des eaux nous oblige à renoncer à l’eau maternelle, première et douce. Nous venons à la lumière de l’humanité entière. Ainsi, nous inspirons l’air étranger, violent, vital du monde. Nous sommes prêts pour tous les voyages. Mais dès les premières secondes de cette expérience – expérience, au sens que lui donne son origine latine : « celle qui sort du périr » – nous crions la vie, nous devenons un ruisseau de larmes jusqu’à l’endormissement bienfaisant. Et bien sûr, souvent nous y recommençons. C’est notre langage humide. Plus tard, une larme de trop et nos pleurs d’adultes disent et redisent, dans leur langue triste et joyeuse, que nos naufrages grands et petits, que nos réussites méritent finalement l’océan d’une vie que nous n’avons pas arrêté de traverser, parce que, nous le savons tous, il y a mille façons de périr et mille façons de vivre.